Comment nous libérer de notre conformisme esthétique ?

 

A l’instar d’autres célébrités féminines, Madonna a été abondamment critiquée, que ce soit pour ses spectacles sexualisés, des photos d’inspiration sado-masochiste avant-après retouche, ses baisers avec Britney Spears, ses relations avec des hommes plus jeunes qu’elle, ses adoptions d’enfants africains, et plus récemment pour sa prise de poids et ses chirurgies du visage. L’artiste estime être victime d’âgisme et de misogynie, et déclare qu’elle continuera à faire ce qu’elle veut. Mais en quoi cette liberté consiste-t-elle au juste ?

 

Collage MadonnaPeu après sa tournée MDNA, Madonna a repris cet acronyme pour lancer en 2014 des produits de soin pour la peau. Sur le site de la marque, elle vante les combinaisons d’ingrédients et les effets sur son visage, parfois accompagnée de Kim K, et le style de marketing déroute. Jeunesse éternelle assurée. Omerta sur le rôle de la médecine esthétique et des chirurgies nécessaires pour que la magie opère pleinement.
Notre montage photo ci-contre combine un portrait de Madonna après ses récentes transformations chirurgicales avec une publicité pour la marque, où son apparence correspond aux codes coutumiers pour les cosmétiques. Devant ce type d’imagerie, la réaction courante est d’admirer la « perfection » de ces créatures. Nous savons que c’est retouché et artificiel, mais quelque chose en nous est fasciné et nous peinons à repérer l’étendue de cette « cuisine numérique » -et chirurgicale- pour fabriquer une féminité divinisée. Sur les publicités, les hommes gardent une touche plus humaine.

Les rides sont-elles une maladie pour les femmes ?

Comment se fait-il que depuis des siècles, la femme âgée soit une sorcière -ou une cougar, donc un félin croqueur de jeunets-, tandis que l’homme grisonnant devient séduisant et le vieillard un sage ? Quels archétypes colonisent-ils nos idéaux de façon si persistante ? Différents héros musicaux ayant passé la soixantaine sont encensés pour leur dynamisme et leur éternelle jeunesse sur scène. Voit-on des articles épinglant un Mick Jagger au sujet de son visage marqué ? Il est plutôt question de charme irrésistible.

Mick JaggerUn éclairage différent transforme un peu Mick Jagger, mais personne ne le dénigre en raison de ses rides. Un homme se bonifie-t-il avec le temps comme certains vins, avantage refusé à l’être humain de sexe féminin ? Suffirait-il de changer de sexe ou de genre ?
(Photos Rotten Tomatoes et Elle)

Pourquoi tant de jugements négatifs envers les femmes d’âge mûr ? Lors d’un atelier sur les stéréotypes, le responsable d’une agence de rencontres nous faisait part de son expérience, qui met en lumière le rôle des modèles (in)conscients: « Face à la photo d’une femme dans la cinquantaine, de nombreux hommes disent avoir l’impression d’être avec leur mère. Ils sont surpris quand je leur rappelle qu’eux aussi entrent à présent dans cette tranche d’âge. »

L’(in)égalité devant l’âge, une affaire de nature ou de culture ?

Couple Macron 2022La différence d’âge entre Brigitte et Emmanuel Macron a fait l’objet d’innombrables articles désobligeants envers son épouse. Vingt-quatre ans séparent aussi Donald et Melania Trump. Dans les médias, le ton a plutôt été flatteur envers l’ex-mannequin devenue Première dame. Quand la valeur des femmes ne se trouvera-t-elle plus liée si fortement à l’apparence de leur peau et à leur garde-robe ? L’ancienne présidente de la Confédération, Micheline Calmy-Rey regrettait que les journalistes focalisent si souvent sur son habillement au détriment de ses engagements politiques. En Allemagne, Angela Merkel ou en Finlande, la très populaire ancienne présidente Tarja Halonen n’ont pas été confrontées à ce type de réactions. Est-ce une affaire de culture ? En Scandinavie, les couvertures de magazines affichent souvent des visages de femmes peu retouchés, proches de la réalité quotidienne. De fait, la pression sur les femmes de ressembler à une icône lisse est moins forte.

La chirurgie esthétique est-elle vraiment une forme de liberté ?

« Nous avons besoin de modèles » déclare Madonna dans une interview avec The Cut en 2018. Faut-il muscler notre corps ou plutôt le sculpter ? Pour le bien-être ou pour se contraindre dans un nouveau corset ? Dans les ateliers de « décod’image », les jeunes filles expriment régulièrement le souhait de se faire changer le nez -ou les seins et les fesses. Quelques-unes relèvent que « les nez des femmes sont plus fins que ceux des hommes dans la pub », et de ce fait, leur nez ne leur semble pas assez féminin. Mais refaçonner notre visage par la chirurgie esthétique est-il vraiment une forme de liberté ou un chemin emprunté pour peut-être mieux nous aimer ? L’exercice n’est en tous cas pas sans risques pour notre santé et les psychologues rappellent que l’estime de soi n’est pas forcément au rendez-vous après ces transformations extérieures, sur un corps que nous considérons trop souvent comme un objet à conformer aux tendances du moment.

Carla BruniTout récemment sur Instagram, Carla Bruni estimait que « Les filtres sont des miroirs aux alouettes… [qu’] il faudrait interdire à nos enfants ou en tout cas leur signaler l’absurdité de tout cela. » Elle ajoute : « On se demande quelle est l’époque qui prétend que la séduction se résume à un tel visage.»
Cette réflexion a suscité de vives réactions, étant donné sa façon de retravailler son visage par diverses opérations. En même temps, il est vrai que ces outils ont de redoutables effets sur nous à tout âge. Mais suffit-il de signaler les risques aux enfants pour éviter qu’ils se sentent inadéquats au naturel, quand tant de créatures artificielles les entourent sur image et au quotidien ?

Le pouvoir des modèles inconscients

Ce ne sont pas les personnes lgbtqia+, ni les hommes, mais les femmes qui sont les consommatrices majoritaires de ces diverses opérations visant à correspondre à une certaine idée de la beauté. Comme les femmes en Occident, les jeunes Coréennes au visage resculptés et uniforme à nos yeux se taisent sur la souffrance de ces traitements. Après une vague d’information, les médias « oublient » les pertes de sensibilité des seins refaits et les décès. Mais faisons-nous tout cela véritablement que « pour nous » ? A quels idéaux obéissons-nous (in)consciemment ? Nous évaluons-nous avec le regard que nous imaginons les autres porter sur nous ?

Celeste BarberCéleste Barber et ses parodies de la séduction médiatisée offrent une occasion de renouveler notre regard sur l’érotique (de toc) diffusée tous azimuts. Nous nous habituons à une certaine sexualisation des corps, majoritairement féminins et normés. Nous oublions d’interroger les enjeux de ces jeux de postures que nous consommons -et parfois reproduisons- sans trop réfléchir. https://www.instagram.com/p/CpCrMaaASqD/

Les mobilisations féministes des années 1960-1970 encourageaient les femmes à reprendre le pouvoir sur leur corps et leur sexualité. La publicité a rapidement détourné cet élan positif pour vendre de tout avec des femmes dénudées. Les premières rockeuses comme Janis Joplin ont percé parmi les rockers sans se déshabiller. Mais très vite des chaînes comme MTV ou Disney ont mis sur scène des jeunes filles sexualisées, qui sont devenues autant d’égéries imitées sur les réseaux sociaux. A qui cette sexualité spectacle profite-t-elle ? Nous aide-t-elle à exprimer nos besoins profonds de liens et d’appréciation ?

Geena DavisUn des souvenirs de Geena Davis: « Une fois, un certain acteur masculin qui faisait un film m’a dit que j’étais trop vieille pour être sa partenaire romantique à l’écran, alors que j’avais vingt ans de moins que lui. » (Photo deadline.com)

 

 

Des pistes pour émerger de notre conformisme esthétique

Au cinéma, les rôles des acteurs sont bien plus variés que ceux des actrices. De Jeanne Moreau et Julie Gayet à Sharon Stone, différentes femmes ont évoqué l’âgisme et le sexisme persistant dans la branche. Pour sensibiliser et agir concrètement, Geena Davis a fondé l’Institute on Gender in Media pour une représentation plus positive des genres et des minorités dans les médias de divertissement. Le leitmotiv depuis 2004 : « See it, be it » (vois-le, sois-le). Elle est en effet  convaincue que « Les médias ont un impact sur la façon dont les gens jugent leur valeur ». C’est pourquoi « les images sur nos écrans peuvent changer notre récit culturel et faire progresser la justice sociale ». Apprendre à « voir malin » contribue également à retrouver un espace de choix, donc de liberté.

Sur l’âge et les couples:
Couples de rêve, fondation images et société, 20 mars 2015
Les seniors (in)visibles, fondation images et société, 21 octobre 2016

Liberté et marketing selon Madonna:
The Beauty Roller – Roll Like a Queen!, Publicité Mdna Skin

La mode de la chirurgie esthétique:
Chirurgie ou médecine esthétique, leur popularité augmente auprès des jeunes, rts, 24 mai 2022

Réapprendre à voir à l’heure de l’IA

 

Les images créées en quelques secondes par des outils d’intelligence artificielle nous déroutent par leur réalisme et mille questions émergent sur leur répercussion dans nos vies. Pourtant, l’imagerie publicitaire nous confrontait déjà au trouble de la réalité double ou multiple. Intellectuellement nous savons que dans la pub « tout est retouché » et ne correspond pas à la réalité du mannequin en chair et en os. Mais notre regard s’est habitué aux portraits en version « améliorée » par un travail de retouches, et nous les préférons souvent à un visage au naturel. Alors comment naviguer dans un flot visuel qui inclut des compositions générées avec les technologies Midjourney et autres ?

Moins zapper et découvrir des proches de Frankenstein

stéréotypes de genre, de culture et lgbtqia
Images générées par Dall.e en réponse à des questions de stéréotypes de genre, de culture et lgbtqia+

Face aux images produites par la version gratuite de Dall.e (ou craiyon, une version antérieure), nous avons joué au jeu des erreurs avec Ali, un étudiant du Centre universitaire d’informatique de l’UNIGE en stage à la fondation images et société.

Voir sur un ordinateur ou sur un téléphone ne permet pas la même perspicacité : les peaux lisses comme de la cire ressortent davantage sur un petit écran, tandis que les mains surréalistes ou les morceaux du puzzle visuel assemblés deviennent plus visibles sur un grand écran. Parfois, on retrouve des proches de Frankenstein avec des détails étrangement défigurés.

Mais au quotidien, nous zappons sur les images et interrogeons rarement leur fabrication ou leur effet sur nous. Pourtant, le flot continu de modèles souvent irréels nous influence, au point que nous sommes nombreux à être insatisfait.es de notre apparence en nous comparant à ces icônes. Comment réapprendre à voir au-delà des impressions furtives, lorsque les ingrédients ne sont pas listés comme sur un produit alimentaire ?

Pour Ali, ce sont les performances de l’outil This Person Does Not Exist qui l’ont choqué en 2019. « Voir des visages réalistes entièrement fabriqués par ordinateur m’a causé un malaise. C’était la porte ouverte aux dérives et aux faux comptes, qui ont même posé des problèmes à des réseaux comme Facebook.»

Quelle vision des stéréotypes selon l’IA ?

stéréotypes de genre, de culture et lgbtqia+
Images générées par Dall.e en réponse à des questions de stéréotypes de genre, de culture et lgbtqia+

Verbalement, ChatGPT répond doctement à la question des clichés de genre et de culture. A nos demandes autour du thème « stéréotypes de genre, de culture et lgbtqia+ », Dall.e a proposé des résumés visuels reprenant des caractéristiques récurrentes du masculin, avec des déformations et jointures parfois marquées: regard sévère, moustache ou barbe, cravate pour les hommes occidentaux, robustesse physique et expression violente pour les personnages afro, finesse et postures des arts martiaux pour les visages asiatiques.

Côté femmes: des bouches rouges, des regards coquins, rondes ou minces, décolletés et jambes exposées sont fréquentes. En bref, pour Dall.e, la femme se résume à un corps sensuel, l’homme se caractérise par des regards sérieux et du mouvement, posture droite et sourire synthétisent l’androgyne.

L’intelligence artificielle régurgite ce qui l’a alimentée. Mais savons-nous reconnaître les différentes couches de stéréotypes quand les prouesses techniques monopolisent notre attention ?

Connaissez-vous Eve et Adam des médias ?Eve et Adam des médias

Ces deux collages de la série « Media Models » synthétisent le masculin et le féminin omniprésent dans les publicités et l’imagerie de mode que nous voyons chaque jour. Durant l’exposition « Face à face » organisée par le Musée national de Stockholm entre 2001 et 2002, ces condensés visuels créés par Eva Saro étaient au cœur d’ateliers de « décod’image », et faisaient écho aux portraits peints des cinq derniers siècles. Le but de ces mises en lien entre peintures du passé et imagerie de notre quotidien ? Elargir nos perspectives sur la représentation du pouvoir, de la beauté et du masculin-féminin hier et aujourd’hui.

Ces deux collages ainsi que les portraits dans les chariots sont la propriété de la fondation images et société.

Aiguiser le regard pour augmenter notre espace de choix

Expo VisagesVisible à l’espace EyeSmart à Genève, l’exposition didactique « Eve et Adam des médias » nous met face à des collections thématiques de visages et de corps, récoltés par les équipes de la Fondation images et société dans différents magazines et enrichies sur trois décennies. Les seniors sont au centre d’une autre exposition, mise sur pied pour Cité Seniors.

Né d’un atelier développé pour Nokia et son publicitaire international, après une communication critiquée en Scandinavie et en Thaïlande, l’outil s’est avéré pertinent pour aiguiser le regard des jeunes comme des professionnel.les de l’image.

Lors d’un atelier de « décod’image », un garçon de 13 ans s’est exclamé: « Maintenant je comprends mieux pourquoi ma mère a peur de vieillir.»

 

Le fait d’explorer des collections visuelles issues de la publicité, de la mode ou de la politique introduit les partipant.es à (re)connaître les tendances dominantes des clichés et de la retouche. Ensemble, nos différents regards et observations se complètent pour constituer une grille des stéréotypes tant visuelle que verbalisée. C’est l’occasion d’interroger les modèles autour de nous et ceux que nous avons internalisés, le plus souvent à notre insu, et qui limitent l’expression de nos penchants.

Qui est le plus souvent en couleurs et qui se préfère en noir-blanc ?

Magazine TrajectoireLa plupart de nos visiteurs avouent ne pas l’avoir relevé consciemment: Eve des médias est souvent en couleurs, tandis qu’Adam est sombre et sérieux.

Autre tendance saillante des stéréotypes: la femme jeune, souvent blonde avec des yeux clairs, l’homme plus âgé ou marqué.

 

Durant les ateliers créatifs, les garçons préfèrent la version de leur portrait en noir-blanc, les filles trouvent que cela les rend trop sérieuses.

Qui est souvent (dé)vêtu ?

Qui est souvent (dé)vêtu ?
Source: notrecinema.com, cinemaffiche.fr, allocine.fr

Les affiches des films de James Bond résument nos schémas culturels typiques : de 1962 à1987 ou 2015, l’homme en vêtements sombres et couvrants, la femme en tenue de plage ou robe légère. On peut renouveler les collections thématiques et les mêmes ingrédients de base persistent. Les variations restent. Avec quels effets sur nous ?

Les clichés évoluent-ils ?

Dans les premières collections d’imagerie publicitaire de la fondation images et société, les corps féminins dénudés y prédominaient pour vendre de tout. Quelques corps d’hommes métis ou afro apparaissaient aussi. L’homo occidentalis clair de peau restait vêtu. Les magazines destinés aux homosexuels et au sport ont contribué à promouvoir des Occidentaux montrant leurs muscles. Néanmoins, ils posent le plus souvent très droits et présentent une expression sévère. Au contraire des corps féminins contorsionnés que le « schéma synoptique des oppositions pertinentes » de Bourdieu relevait déjà, et que les collections visuelles d’Erwin Goffman faisaient également ressortir.

Comment changer nos points de vues ?

Les images raffinées que peuvent produire Midjourney et ses proches ne chambouleront sans doute pas ces schémas limités et limitants. Pour la plupart des jeunes et des adultes, ces archétypes restent difficiles à mettre en mots et s’en éloigner est souvent malaisé. Devant les modèles médiatisés ou les portraits « améliorés » par des filtres, la réaction la plus fréquente est une auto-critique et des considérations esthétiques sur les images de mode. C’est pourquoi, dans nos ateliers, nous invitons les participant.es à imiter les poses pour mieux en ressentir la portée sur nous, quel que soit notre âge. Un cheminement pour mettre des mots sur des émotions, mieux se connaître, et peut-être accorder davantage nos actions avec nos intentions d’exprimer notre diversité.

A propos d’Eve et Adam des médias