Lettre à nos lunes et aux corps de mes soeurs

On apprend depuis petites à les cacher et à en avoir honte. On les condamne parce qu’elles nous ralentissent, peuvent induire des douleurs, et parce qu’elles empêchent potentiellement les rapports sexuels. Que les personnes qui se considèrent comme des femmes ne soient pas à disposition en permanence peut rendre le machisme fou. Considérées comme “sales” et “repoussantes”, elles vont même jusqu’à induire des exclusions dans certains contextes. En Occident, les “règles” sont teintées de bleu dans les publicités et marquées au fer rouge par le système capitaliste. Elles sont pourtant un véritable cadeau que notre corps nous offre tous les vingt-huit jours. Mais de tout cela, je ne m’en suis pas vraiment rendue compte avant mes trente ans. Parce que je pense que toutes les personnes qui vivent avec un utérus devraient pouvoir reprendre le pouvoir sur leur corps, je leur dédie cette ode à nos lunes.

 

Menstruations et capitalisme, ça ne rime pas

Je fais le choix conscient de les appeler “lunes”, plutôt que “règles”. Non seulement parce que les règles, de manière générale, ce n’est pas trop mon truc, mais surtout parce que j’estime que cette appellation est de fait biaisée. Les menstruations, intrinsèquement reliées au cycle lunaire jusqu’à l’arrivée de la pilule, ont été détournées de leur fonction par un système qui renie la puissance des personnes se sentant femmes. Un système qui a brûlé les sorcières et souvent rendu les survivantes esclaves du productivisme. Il fut un temps où les femmes vivaient en miroir direct avec la lune et son cycle magique. Elles étaient ainsi “réglées” sur la base de cette connexion profonde qu’elles entretenaient avec ce satellite  si particulier. Symboliquement, la lune était leur guide privilégiée.

Et bam.

Pour la faire courte parce qu’il s’agit d’une chronique et non d’un essai, le patriarcat, empêtré dans une relation toxique avec le capitalisme est venu asperger le cycle féminin d’un sel parfum soumission et d’un poivre aromatisé à la rentabilité. Si les femmes sont les égales des hommes, alors il faudra qu’elles soient rentables, tout au long du mois. Et pour qu’elles soient rentables, il ne faudrait pas qu’on leur laisse la possibilité de sentir leur sang couler. Par contre, on va leur mettre à disposition des moyens bien coûteux et bien polluants pour qu’elles soient rentables non seulement par leur force de travail, mais par leur porte-monnaie aussi. Tant qu’à faire. Ainsi, elles sont disposées à travailler d’arrache-pied, même quand leur corps leur demanderait de bien vouloir se reposer. Créer. Respirer. Celles qui oseraient se plaindre de douleurs ou de fatigue seront rapidement taxées de chieuses. Des chieuses qui pourtant, portent le monde.

 

Pour séduire, renier son corps

Pour ne pas me perdre dans des généralités condamnables (parce que l’envie me démange), je me contenterai de partager mon expérience de vie quant aux flots de sang évacués par mon corps et leurs circonstances. Peut-être que ce récit créera quelques résonances auprès de mes consoeurs.

J’avais treize ans quand pour la première fois, du sang coulait de mon bas-ventre. Un peu surprise par leur arrivée silencieuse, je me suis confiée à ma mère, étonnée qu’elles soient arrivées “si vite” chez moi. Sans en faire toute une histoire, elle s’en est allée m’acheter des serviettes hygiéniques (pas bio du tout). En en parlant avec les copines de l’adolescence, j’ai rapidement réalisé que c’était carrément la honte de porter des serviettes, assimilables à des couches. Et puis, ce n’est pas pratique. On ne peut pas aller à la piscine ou porter des jeans trop moulants quand on porte une serviette. J’ai opté sans hésiter pour les tampons (pas bio du tout non plus) pour être “in”. Quitte à faire partie de celles qui dépenseraient près de cinq mille francs dans ma vie dans l’achat de ces discrets petits poisons. J’étais fière de pouvoir assumer mon passage vers une forme de vie adulte, tout en ne montrant jamais de signes de la présence de mes menstruations. J’étais d’ailleurs chanceuse de ne pas souffrir du syndrome prémenstruel et ne pouvais me plaindre que de leur abondance, que j’estimais problématique. Il ne m’aura pas fallu plus de deux ans d’expériences de “règles” pour me rendre chez une gynécologue on ne peut plus lambda, pour me faire prescrire la pilule. J’avais ouï dire que la pilule permettait de garder le contrôle total sur elles : moins abondantes, elles n’arriveraient surtout que lorsqu’on l’aurait décidé. Cerise sur le gâteau, la pilule permet des rapports sexuels non protégés. Pour séduire, il s’agit donc d’un atout majeur. Je fêtais ma quinzième année quand ladite gynécologue, que je traiterai bien volontiers de criminelle aujourd’hui, m’a prescrit sans sourciller, Madame “Diane 35”. La fameuse. “Vous verrez, comme ça, vous maîtriserez tout.” Je me suis donc gavée de cette pilule-miracle avec fierté, en rejetant toutes les recommandations que ma mère me proférait avec hargne, elle qui avait grandi au gré de la médecine chinoise. Outrée qu’une gynécologue puisse prescrire cela à une jeune femme qui débute à peine sa croissance hormonale et indignée du fait que je refuse de considérer ses mises en garde, elle a dû abdiquer, non sans peine. Comme de nombreuses personnes de cet âge, je pensais tout connaître et ne pouvais pas concevoir me faire conseiller par ma génitrice. Parce qu’elle, savait. Mais je n’étais pas prête à l’entendre. “Pas de tampons, et encore moins pour aller dans l’eau !” “Pas de pilule, il faut laisser ton corps se réguler par lui-même !” “Pas de rapports sexuels sans préservatif et puis c’est tout, tu n’as pas à faire souffrir ton corps pour le plaisir des hommes !” me scandait-elle en mandarin, espérant que la raison prenne le dessus sur mon égo d’adolescente en quête d’attention. (Pardon maman.)

Avec les hormones et autres surprises de Diane 35, j’étais gagnée par un sentiment de liberté et de puissance. Le chiffre sur ma balance a augmenté de huit petits kilos, moi qui n’en pesait que quarante-deux (alors que je mangeais des produits issus des animaux de ce temps-là !). Avec huit kilos d’hormones, je n’étais pas en surpoids mais tout mon corps avait gonflé comme un ballon. Mes joues et mes bras ne me ressemblaient plus, mais j’avais pris des fesses, et ça aussi, c’est cool quand on a quinze ans et qu’on veut “pécho”.

Passée la phase fun de la pilule et en gagnant en maturité, j’ai petit à petit réalisé ses conséquences potentielles. J’ai tenté d’arrêter à la manière d’une junkie. À chaque tentative, je rechutais, n’en pouvant plus des poussées d’acné incessantes, des subites pertes de poids, d’un cycle complètement dérégulé et pompon, des risques de tomber enceinte. Je retournais donc, peu fière, me refaire prescrire la fameuse pilule miracle qui fait de vous l’ombre d’une femme. Il y en a eu près de dix, des tentatives d’arrêter. Jusqu’au jour où j’ai accepté de traverser cette phase peu glorieuse décrite ci-dessus et ce, jusqu’à ce que mon corps retrouve de repères sains. La phytothérapie et l’acupuncture m’y auront aidé, enfin. Il aura fallu près d’une année sans pilule, pour que mon corps retrouve un cycle naturel. J’ai vraiment cru que ce serait impossible. Et puisqu’aucune autre méthode de contraception ne me paraissait satisfaisante, j’ai accepté l’idée que je ne flirterais peut-être plus jamais avec le genre masculin. Je relationnais aussi avec des femmes, et il me paraissait judicieux de les privilégier pour tout un tas de raisons. Ni le stérilet qui crée une inflammation permanente de cet espace sacré qu’est l’utérus, ni le patch hormonal ou la fameuse capote qui pète ne pouvaient m’inspirer confiance. J’avais assez fait souffrir mon corps avec ces conneries. Alors, à moins de rencontrer un homme vasectomié (il ne fallait pas rêver), j’acceptais de poursuivre ma vie affective aux côtés de personnes sans pénis. Ce qui m’importait davantage était de pouvoir laisser couler mon sang sans retenue et sans justification. 

 

Vasectomie, merci

Et puis, il y a eu Pierrick. Il est apparu dans ma vie comme une évidence. Je ne l’aurai jamais parié et lui non plus d’ailleurs. Mais ces fameux coups de foudre que l’on ne voit que dans les films ne sont finalement pas toujours des utopies. Quelques mois après notre rencontre, il n’a pas hésité à prendre rendez-vous chez son urologue pour se faire vasectomier. (Merci mon chéri.) Tout était une évidence dans notre relation et celle ne pas créer d’enfant humain ensemble en faisait partie. Notre mission de vie commune se situait ailleurs. Et des enfants, nous en aurons plein, mais pas sous forme humaine.

Ma gratitude est immense et je sais m’estimer chanceuse d’avoir fait la rencontre d’un allié qui n’a plus peur de respecter les femmes. Et d’agir en conséquence. Plusieurs de nos amis à testicules ont d’ailleurs aussi passé le cap, certains de ne pas vouloir procréer et heureux de pouvoir soulager leur partenaire de vie, lorsque c’est une femme. Le concept de la contraception est donc sorti de ma vie aussi vite qu’une lettre à la poste. En parallèle, j’ai opté pour une méthode infiniment plus écologique et douce pour le corps des femmes. Plus économique, aussi : la coupe menstruelle (une trentaine de francs et elle peut durer des années). Moi qui ne jurai que par le bio et l’écolo depuis plus d’un tiers de ma vie, j’ai vécu cette découverte comme une révélation et un soulagement. C’était sans compter ma rencontre avec la culotte menstruelle quelques années plus tard. Une autre vraie surprise.

 

Laisser couler le sang

C’est depuis que je suis trentenaire que j’ai compris ce que ma mère me répétait sans cesse : le sang qui coule doit pouvoir sortir du corps. Il m’a fallu développer une compréhension plus holistique sur le corps des femmes pour comprendre ce qu’étaient les menstruations. Alors que le sang qui coule sous pilule n’est qu’une réplique sans fond des véritables lunes, ces dernières, lorsqu’elles peuvent accomplir leur travail naturellement, permettent un nettoyage subtil des énergies négatives que les femmes ont pu accumuler durant le mois précédent. Sous pilule, ces énergies restent stockées dans le corps aussi bien symboliquement que physiquement. Un corps libre évacue des déchets énergétiques et physiologiques tous les vingt-huit jours. Quel cadeau. Moi qui ne comprenais pas l’utilité de ces lunes en dehors de leur fonction métabolique pure, je prenais conscience du travail monumental qu’elles achèvent. Depuis que j’ai réalisé qu’elles nous rendaient service en nous demandant de ralentir, de prendre le temps de créer, d’introspecter et de souffler, j’ai également tissé des liens entre les méthodes de contraception modernes, les tampons et le capitalisme. Et bien évidemment, des liens évidents avec le patriarcat aussi.

Une femme en période prémenstruelle et menstruelle fonctionne potentiellement différemment. Dans des temps anciens, elle profitait de cette phase de son cycle pour communier avec le monde spirituel et pour créer davantage. Elle s’isolait, peut-être avec d’autres femmes, pour prendre un temps de répit.

Ce n’est pas rentable ça. Et ce n’est pas pratique, pour certains hommes, de devoir assumer l’ensemble des tâches ménagères et les enfants, si la femme se retire momentanément. Alors, plutôt que d’accepter leur cycle et ses bénéfices, on les brime.

 

Culotte menstru-quoi ?

Je me suis réveillée une nuit alors que j’avais mes règles, avec un message évident. Mon corps ne supportait plus la présence de la coupe. Il la rejetait carrément. C’était viscéral, il fallait que je l’évacue et que je trouve une autre solution. Une solution qui laisserait couler le sang plutôt que de le contenir. Mais sentir son sang couler implique de freiner la cadence. Bien que déconstruite à de nombreux sujets, je lutte encore avec mon réflexe productiviste de devoir être active tout le temps. De devoir accomplir, faire, changer, bouger, ranger, nettoyer. Tout ça tout ça. Passer aux culottes menstruelles m’a forcée à adapter le rythme (et à économiser encore davantage). Pour la première fois de ma vie de femme lunaire, je sentais mon sang couler ponctuellement dans la journée. “Mais, y a une fuite !” “Ça me dégoûte !” “Et si ça se voyait de l’extérieur, que mon sang coule ?!” Ces phrases intempestives m’ont parasitée les premières fois. Jusqu’au jour où j’ai vraiment accepté l’idée que du sang coulait de mon corps, et que c’était sain. J’ai appris à apprécier ressentir mes lunes avant qu’elles arrivent, et à les accepter quand elles étaient là. À chaque fois que le sang coule, je ralentis. Je prends le temps de ressentir, de me connecter à ce qu’il se passe et être reconnaissante d’avoir un corps sain, qui vit au rythme de la lune. Je ne crois pas au hasard. Depuis que j’ai conscience de ce cycle, mes menstruations démarrent toujours à la Nouvelle Lune, comme pour plusieurs de mes soeurs. Désormais, ce n’est plus la gynécologue que je remercie, mais la lune elle-même. Je la remercie de me guider sans que je m’en aperçoive et je remercie mon corps de m’aider à ralentir.

 

Laver, remercier, se reconnecter

La culotte menstruelle est une bénédiction. Elle me force à prendre davantage soin de mon corps dans cette période de repli. Plusieurs fois par jour lorsqu’elles sont abondantes, je me retire dans la salle-de-bains pour me doucher, laver mon sang et cette culotte magique, et pour en remettre une autre, propre, que je laisse chauffer sur le radiateur en attendant de l’endosser. Ces temps me ramènent à l’intérieur de moi-même. J’en suis infiniment reconnaissante. Le voir couler et le laver de mes propres mains m’aide à le valoriser pour ce qu’il est. Je visualise toutes les tensions, les agressions et les énergies sombres qui auraient pu se cristalliser dans mon corps si mes menstruations n’accomplissaient pas ce travail de nettoyage pour moi. Mes lunes m’amènent à réaliser une connexion plus profonde avec mes ancêtres, mes soeurs de ce monde et les femmes de la Terre. Elles m’aident à comprendre pourquoi elles sont si puissantes, et pourquoi elles sont tant opprimées par une majorité d’hommes qui, plutôt que d’accepter et de valoriser leur potentiel, préfèrent les museler, les dénigrer, les harceler. Elles m’aident à réaliser l’ampleur des dégâts causés par le patriarcat. L’ampleur de la catastrophe écologique induite massivement pas le système capitaliste qui manipule notre monde. Mais mes lunes m’aident aussi à ressentir une gratitude immense vis-à-vis des autres animaux, des hommes qui ont suffisamment travaillé sur eux-mêmes pour taire un brin leur égo, des plantes qui nous soignent, des arbres qui nous protègent, des astres qui nous guident, des éléments qui nous animent. Mes lunes m’aident à restreindre les blablateries et à chanter davantage. Elles m’aident à ménager mon corps, afin qu’il puisse se ressourcer. Elles m’aident à aider autrui aussi. Mes soeurs. Les animaux. Les hommes qui m’entourent, de près ou de loin. La Terre.

En somme, vivre des menstruations en toute conscience revient à reprendre le pouvoir sur son corps et le rythme qui lui est propre. Et pour permettre aux femmes de les vivre ainsi, j’entrevois deux options : que les femmes fassent le choix de s’écouter quitte à déroger aux règles implicites de nos sociétés productivistes, ou faire en sorte que le système dans son ensemble change, en privilégiant le respect des individus sur la compétitivité.

L’intuition à laquelle je me suis reconnectée ne miserait pas beaucoup sur la deuxième option.

Mes soeurs, je vous encourage à reprendre le pouvoir sur votre cycle et sur ce qu’il vous demande d’entreprendre comme changements, sans attendre que la société vous en donne le droit. Imposez-le, ce droit. Par amour pour vous-mêmes, pour vos soeurs et pour un fonctionnement plus sain de notre civilisation sur terre. 

 

Conseils de lecture : 

Sorcières, Mona Chollet 

Sorcières, sages-femmes & infirmières, Barbara Ehrenreich & Deirdre English

Femmes qui courent avec les loups, Clarissa Pinkole Estés

Le grand livre du féminin sacré, Josée-Anne Sarazin-Côté

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Virginia Markus

Avant de la décrire comme une auteure activiste, co-fondatrice de l'association antispéciste Co&xister, il faudra décrire Virginia Markus comme une humaine. Avec ses failles et ses ambitions. Alors qu'elle passait son temps à argumenter dans différents contextes, elle se dédie désormais à son sanctuaire pour animaux. À ses heures perdues, elle griffe encore quelques lignes.

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