Embrasser la dualité, et si possible avec la langue

“Je te coupe la paix !”

Pour ou contre. Bien ou mal. Lumineux ou sombre. Spirituel ou athée. Vert ou capitaliste. Nous avons été conditionné-e-s à choisir un camp ou un autre. À décider ce à quoi l’on souhaite s’identifier, pour se sentir appartenir : à un clan, à une famille, à un parti, à une idée. En somme, en choisissant l’un ou l’autre, nous avons l’illusion d’être quelqu’un-e, au travers du regard des autres. D’exister parmi d’autres êtres sociaux. Du plus petit au plus grand sur cette Terre, nous sommes toutes et tous des êtres de liens. Certain-e-s tissent leurs liens sous terre, avec des racines guidées par ce facilitateur admirable appelé “mycelium”, d’autres en priant dans une même église ou dansant sur une même chanson. Dans tous les cas, nous cherchons désespérément parfois, à nous caser dans une boîte, à nous inscrire dans un groupe, à nous coller une étiquette. Paradoxalement, les liens que nous tissons sont souvent fragiles ; notre meilleur ami choisira de se faire vacciner ou non, et nous le répudierons en bloc. Notre tante choisira de voter UDC ou Solidarités, et nous déciderons de ne plus la convier aux repas de famille. Notre soeur décidera de reprendre l’avion pour un voyage divertissant ou à l’inverse décidera de partir en van sans un sou et nous l’éjecterons brutalement de notre sphère d’intimité. Occultant presque consciemment tout ce que nous avions pu vivre avec ces personnes par le passé et tout ce pourquoi nous les aimions. Pour une idée noire ou blanche, nous sommes prêt-e-s à les éjecter sans concession. Les exclure d’une part, et avec mépris, déception et rancoeur en couche de fond. 

Jusque-là, rien de nouveau. De tout temps, les civilisations se sont clivées pour un oui ou pour un non. Ainsi, nous nous sommes fait la guerre et nous continuerons de la faire, toujours pour un oui ou pour un non.  À dire vrai, notre monde ressemble pour l’heure davantage à l’hilarante comédie “Problemos” (2017) d’Eric Judor, où même les plus belles des communautés égalitaristes finissent toujours par se faire la guerre, avec des jeux d’égo inévitables (la force de l’autodérision que propose ce film est vraiment salvatrice) plutôt qu’à celui dont beaucoup rêveraient (moi y compris évidemment) et qui est proposé en conclusion de “La Belle Verte” (1996) de Coline Serreau.

 

Derrière l’étiquette, l’humain

Jusque-là, c’est aussi ainsi que je m’identifiais moi-même au monde : maintenir des liens avec les personnes qui partagent strictement les mêmes valeurs que moi ; les autres peuvent passer leur chemin, à moins d’une affinité particulière, non explicable rationnellement. Et puis, la vie m’a mis ce genre de baffes qui permettent d’ouvrir d’autres perceptions. Elle a mis sur ma route ce fameux meilleur ami qui se fait vacciner ou non, cette soeur qui reprend l’avion ou part en van, cette tante qui vote UDC ou Solidarités. Et au-delà du clivage, je n’ai pas pu cesser de les aimer. Au-delà de mes idées arrêtées, j’ai décidé de continuer à voir l’humain qu’il y avait derrière l’étiquette. 

 

“T’es de droite ou t’es de gauche?
T’es beauf ou bobo de Paris?
Sois t’es l’un ou soit t’es l’autre
T’es un homme ou bien tu péris
Cultrice ou patéticienne
Féministe ou la ferme
Sois t’es macho, soit homo
Mais t’es phobe ou sexuel
Mécréant ou terroriste
T’es veuch ou bien t’es barbu
Conspirationniste, illuminati
Mythomaniste ou vendu?
Rien du tout, ou tout tout de suite
Du tout au tout, indécis
Han, tu changes d’avis imbécile?
Mais t’es Hutu ou Tutsi?
Flamand ou Wallon?
Bras ballants ou bras longs?
Finalement t’es raciste
Mais t’es blanc ou bien t’es marron, hein?
Ni l’un, ni l’autre
Bâtard, tu es, tu l’étais, et tu le restes”

 

Ma manière d’appréhender la dualité a opéré un virage à 360°. Merci la vie. Il aura fallu que je constate que dans chaque famille, parti politique, association, ZAD ou squat, la dualité finit toujours par créer des scissions conflictuelles. L’un-e n’est plus en accord avec la philosophie de l’autre et décide de lui mener la guerre s’il ou elle refuse d’abdiquer. On se bat pour savoir qui détient la vérité unique sur “la meilleure stratégie”, alors qu’au départ, nous étions relié-e-s par une même valeur. Toutes luttes sociales confondues, le schéma se répète. On ira jusqu’à cracher publiquement sur un tel ou une telle, afin de faire valoir sa propre vérité, handicapé-e-s par des oeillères fermées sur notre propre monde intérieur, afin d’être reconnu-e. Afin d’asseoir sa propre légitimité, en occultant quasi consciemment la complexité du monde, qui ne répond à aucune binarité. Dans le fond et en toute honnêteté, je crois que la seule vérité que nous puissions affirmer, c’est celle de dire qu’il existe autant de réalités que d’individus. 

 

Twerker avec la dualité

Ne vous est-il jamais arrivé, à vous, de constater que vous pouviez partager de nombreuses valeurs de fond avec un-ne tel-le sans pour autant pouvoir le ou la voir en peinture (et vice-versa) et que parallèlement, vous pouviez subitement tomber amoureux-euse d’un-e membre du “camp ennemi”, inévitablement attiré-e vers cette personne à cause de ces foutus phéromones ?

À l’image de cette merveilleuse danse entre le jour et la nuit, la vie et la mort, nos facettes duelles s’entrelacent et clament leur légitimité à exister. Non pas qu’il faille laisser “l’ombre” prendre le dessus sur la “lumière”, mais simplement l’accepter en nous pour mieux accepter la forme de ce monde merveilleusement chaotique qui est le nôtre, dans cette dimension, sur cette planète. Dans ce sens, nous devrions pouvoir admettre de nous-mêmes que nous pouvons à la fois être une sage grand-mère et une belle salope. À la fois un anticapitaliste engagé et un consumériste excessif des réseaux sociaux. Une enseignante assidue et un cancre incontenable. Oui, et entre nous, il est fort probable que vous vous reconnaissiez vous aussi dans l’une de ces dualités ! 

Dans cette dynamique d’acceptation de la dualité en moi, et donc du monde, je vais vous faire une confession : j’ai recommencé à ponctuellement aller danser sur du reggeaton en boîte de nuit (après tant d’années d’abstinence !). Waow. Le poser par écrit me fait sans doute le même effet qu’une personne qui admet dans un cercle de parole, son addiction à telle ou telle substance. Je n’aurais jamais pensé que de redanser avec légèreté sur des paroles sexistes, me libérerait de si nombreux carcans. Moi qui ne jurais plus que par une ligne de conduite radicalement saine et inébranlable, je n’aurais jamais pensé que le reggeaton déclencherait une telle prise de conscience (merci Don Omar !). Aujourd’hui, je vais jusqu’à verser une larme de gratitude lorsque je tombe sur un groupe d’étudiant-e-s en boîte, dispersé-e-s en clans facilement étiquettables : les beaux et belles gosses, les “weirdos”, les sportives, les timides, les homosexuel-le-s. En observant ce pêle-mêle de merveilleuses personnes plutôt que de les juger, je verse cette larme, le sourire en coin et le coeur ému. Je peux me reconnaître chez l’un-e ou l’autre, et je peux reconnaître aussi, la blessure chez l’un-e et chez l’autre, qui le ou la fait se comporter de telle ou telle manière. Au-delà de leur apparence et de leur appartenance sociale, je vois davantage vibrer leur coeur pur que leur fessier sur du Nicky Jam. Au bout d’une heure de fête, les clans ont fini par se délier afin que chacun-e se joigne à une longue file indienne, initiée par le fameux leader de la classe (oui, il y en a toujours un-e, et c’est ok). L’espace d’un titre, les clans ne sont plus, seule subsiste cette longue chaîne humaine, joyeuse et unie. Symboliquement, ça résume tout. Et cette image m’aura émue autant que l’observation d’un cochon qui se prélasse dans un bain de boue, c’est dire.

Comme quoi, à mon plus grand étonnement, moi qui ne cherchais qu’à twerker en toute insouciance sur “Noche de Sexo” de Wisin y Yandel (j’assume), une banale virée en boîte de nuit m’aura offert un enseignement philosophique d’une profondeur inestimable. 

En somme, nos relations mériteraient que nous leur accordions la même danse que la lune offre au soleil et vice versa, dans un entrelacs de polarités parfaitement équilibrées. Sur du ragga ou sur un mantra bouddhiste, peu importe. Accepter les différences des autres sans les mépriser, oeuvrer pour l’amour et la lumière, oui, tout en accueillant la dualité en nous et chez les autres sans la brimer, pour enfin, valser avec les extrêmes qui contribuent à l’improbable harmonie de ce monde de chaos. Autant que possible, voir le coeur de l’humain derrière son étiquette, afin de lui offrir la possibilité de l’ouvrir encore plus grand, au-delà des jugements. Laissant ainsi à l’amour au sens inconditionnel du terme, le pouvoir de guérir les plus profondes des blessures, à l’image de l’un des récits les plus bouleversants que j’ai pu voir : celui de cet homme s’exprimant dans “Human”, le puissant documentaire de Yann Arthus-Bertrand.

 

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Virginia Markus

Avant de la décrire comme une auteure activiste, co-fondatrice de l'association antispéciste Co&xister, il faudra décrire Virginia Markus comme une humaine. Avec ses failles et ses ambitions. Alors qu'elle passait son temps à argumenter dans différents contextes, elle se dédie désormais à son sanctuaire pour animaux. À ses heures perdues, elle griffe encore quelques lignes.

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