Rosa Parks

Je m’appelle Rosa Louise Mc Cauley Parks et aujourd’hui j’aurais eu cent-huit ans.

Tout le monde connaît mon histoire, c’est-à-dire mon culot. Je suis connue pour ça, pour ce geste inaccompli qui a accompli des révolutions, provoqué des émeutes, changé des lois.

Un refus.

Je n’étais rien, personne. Une gamine élevée dans le ségrégationnisme le plus absolu, contrainte, au cours de mes études, de fréquenter le College for Negroes, le collège pour les noirs, condamnée à me taire une vie durant, écrasée par des siècles de barbarie qui justifiaient mon insignifiance, petite, invisible, n’osant même pas penser un autre monde que celui-là, réservé aux autres, et où je passerais comme ça, discrètement, sans bruit, en espérant que rien ni personne ne m’entame.

Une gamine née au mauvais endroit mais au bon moment.

Lorsque le KKK barre la route aux miens, trace des frontières entre le monde des morts et celui des vivants, détermine qui survivra, répand la peste de sa suprématie blanche sur les terres noires de mes aïeux, revendique l’esclavage de mon peuple comme un droit divin, proclame des lois qui déjouent l’égalité des droits civiques, met à mort l’humanité de tout un chacun qui ne se rebellera pas, parce que la peur est plus forte que l’équité.

Une gamine née à contre sens du bon sens mais qui saura se servir des treizième, quatorzième et quinzième amendement de la Constitution américaine, qui lui assurent la liberté, la citoyenneté et le droit de vote, faisant d’elle une personne à part entière, libérée du joug de l’esclavage, pouvant montrer les dents.

Une gamine qui grandit sachant que les lois peuvent être contournées, que des Black Codes peuvent lui interdire de boire à la fontaine des Blancs, de s’asseoir dans un bus, d’oublier qu’elle n’est qu’une petite-fille d’esclaves affranchis par erreur, et qui doivent garder leur place à la barre des accusés. Séparés mais égaux, racontent les lois Jim Crow. Politiquement corrects mais n’exagérons rien. Qu’il ne vous vienne pas à l’esprit d’occuper nos trottoirs, nos tables de restaurant, nos toilettes. Ne pensez pas que nous soyons semblables. Nous sommes égaux en droit malheureusement, mais resterons dépareillées, vivant à des étages d’intervalle, parlant des langues qui ne se comprennent pas, procédant de mondes irréductibles l’un à l’autre.

Une gamine qui se marie jeune, à dix-neuf ans. Mon mari s’appelle Raymond Parks et milite pour les droits civiques de mon peuple. Avec lui, je commence à fréquenter les milieux culturels qui prépareront mon refus. Je rejoins le NAACP, moi aussi. Je deviens une activiste militante pour les droits de mon peuple. J’y rencontre des êtres exceptionnels. Des Blancs aussi, sensibles à l’inimaginable subi par mon peuple, militant à nos côtés pour forcer la barre de la vérité.

Et puis un jour, c’est peu avant mon refus, Emmet Till est sauvagement assassiné par deux frères dont je ne dis pas le nom, ces ordures.

Il avait quatorze ans.

Lorsqu’on retrouva son corps, dans la rivière, on comprit que les bêtes qui l’avaient abattu étaient des démons, qu’elles avaient sciemment jeté son corps à l’eau avant de l’achever, compliquant ainsi la torture commencée plus tôt, dans le hangar, où les yeux lui avaient été arrachés, le visage broyé par un ventilateur de tri du coton, le cerveau brisé par les férocités accomplies.

J’ignore si c’est cela qui déclencha ma fatigue. D’autres avant moi avaient essayé de refuser le monde tel qu’on nous l’imposait. Moi-même m’étais opposée au conducteur de ce bus, James Blake, huit ans auparavant, en le narguant de tout mon corps qui ne veut pas obtempérer. Je l’avais payé cher, me retrouvant hors du bus, sous une pluie battante, le cœur gros d’impossibles récriminations, certaine pourtant qu’un jour j’y arriverais.

Alors ce 1er décembre 1955, je ne m’étais pas préparée à la bourrasque, je n’avais pas décidé de lutter. Mais quelque part, quelque chose s’était rompu dans le chaînon des évènements que je subissais sans guerroyer. Et lorsque le conducteur m’intima de me lever, je refusai. C’est absurde mais c’est ainsi, je refusai. Parce que j’étais fatiguée, Fatiguée de céder.

Le reste de l’histoire, vous la connaissez.

Vous connaissez le relais pris par le pasteur Martin Luther King, les émeutes, les marches sur Washington et l’abrogation des lois Jim Crow, neuf ans plus tard.

Parce que j’ai refusé d’ôter mes fesses de là.

Les plus grandes révolutions naissent souvent d’un rien, un épuisement, une bataille qu’on croyait perdue, un refus.

 

 

 

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Simona Brunel Ferrarelli

Simona Brunel Ferrarelli est une genevoise d’adoption d’origine italienne et de culture française. Son éducation humaniste la fait se sentir profondément citoyenne du monde et ouverte aux cultures européennes. Chroniqueuse, enseignante, écrivain, elle porte un regard fortement critique sur la société actuelle.

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