Joseph

Par temps de coronavirus on se concentre sur soi. Sur la propreté, la désinfection, l’espace vital à sauvegarder. On prend garde à ne pas perdre, dans le jeux des puissances, ce qui reste comme miettes, miettes disons-nous, de notre humanité : notre job, notre confort, les habitudes qui étaient les nôtres, Noël, prochainement mis en quarantaine lui aussi.

Le reste échappe à notre surveillance.

Le reste, c’est à dire l’essentiel.

Pour moi, l’essentiel aujourd’hui s’appelle Joseph. Les cris de sa mère, rescapée du naufrage, happée par les mains des volontaires de Proactivearms tandis que la houle frappe contre le mur d’eau qui a englouti son bébé, ces cris sont des coups d’ongle sur le coeur. Ils tirent à vue ces cris, déchirent la mer. Les mères. Toutes les mères de cette terre qui ne seront plus jamais mères, plus jamais rien, plus aucun mot ne les désignera, aucune langue n’a créé de substantif pour cet état inconcevable, celui de cette mère hurlante, cherchant à passer par dessus bord pour aller extraire son Joseph des entrailles de notre silence.

De nos murs d’ombre.

De notre confort.

Un enfant qui perd sa mère est un orphelin.

Une femme qui perd son mari est une veuve.

Elle, la mère de Joseph n’est plus rien. Elle est une mère à l’envers, destituée de son port d’âme, effondrée d’avoir survécu, endettée d’être au monde. Elle ne croit pas, au moment où encore elle crie et espère, que le drame qui l’attend, l’attend. Comme toutes les mères elle se dit que son fils lui survivra. Que les mains de l’Eternel plongeront dans la souille de cette mer hurlante pour ramener le petit, et c’est ce qu’il fait l’Eternel, il remonte ses manches et pousse son grand bras jusque sous le cadavre de la mer. Joseph est là, qui respire l’eau comme un poisson, ou un ange, déjà lumière. De toutes ses forces il le remonte, de la mer à la mère, silencieusement. Silencieux. Il ne crie pas comme à la naissance. Ce n’est pas une renaissance. Ce silence est assourdissant pense le corps de la mère, traversé par une lame de glace. 

Il vit. Vivra encore. Un peu. Pas longtemps.

Et puis cela arrive, parce que la mer a été plus forte que lui et que l’enfant, du fond de ses six mois, sans une larme, ne pouvait que ployer sous l’immense prise des eaux. Cela arrive parce que les moyens, pour aller chercher Joseph, sont des moyens de fortune, et parce qu’un naufrage plus grand accueille ce petit.

Ils n’ont pas de masques sur les radeaux de Proactivearms.

Pas de gants.

Les distances sociales font partie d’une autre planète, où la mort est douce.

 

 

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Simona Brunel Ferrarelli

Simona Brunel Ferrarelli est une genevoise d’adoption d’origine italienne et de culture française. Son éducation humaniste la fait se sentir profondément citoyenne du monde et ouverte aux cultures européennes. Chroniqueuse, enseignante, écrivain, elle porte un regard fortement critique sur la société actuelle.

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