Cé qu’è lainô

Normalement, ces jours-ci, nous, Genevouais de naissance, d’adoption ou d’asile, devrions être en train de boire un bon coup en attendant le régal des festivités. Nous devrions affiner nos lances et nos éperons, préparer les vêtements chauds et la soupe à l’oignon, organiser le bain de foule. En pensée, déjà, nous devrions faire comme chaque année le calcul du temps qu’il nous faudra pour atteindre ce coin-là de la rue des Chaudronniers, d’où il fera bon sentir passer tout près de soi la chaleur brève des bêtes dans le cortège, leur souffle court, coupé par l’émotion. On se dirait:  tiens cette fois je vais me poster sur les marches du Palais de Justice, tant pis pour la foule qui enserre comme une gangue, elle me tiendra chaud. Ou alors : cette année je les suivrai, bravement, depuis le début, en bas dans les Bastions. Je défilerai aussi, tenant une torche, marchant au pas des chevaux, arrêtant la course pour les proclamations, freinant l’ampleur de mon mouvement, prenant le chemin du chant avec ivresse.

A tue-tête, moi Genevouais de naissance ou d’adoption, conscient de l’aubaine d’avoir au moins une guerre dans mon Histoire à célébrer, je hurlerais l’hommage au Très Haut, celui qui est lainô, le Maître des Batailles. Je lui crierais ma franche fureur contre les ennemis de la République, du bon ton et de l’art de vivre. Je revendiquerais de plein droit cette liberté offerte par la mère Royaume et sa sagacité, le franc parler des huguenots et la perfection toute genevoise de nos budgets. Et, plein de fierté, moi, Genevouais acquis à la douce nonchalance d’être brave, j’achèverais ma course face à la cathédrale, le front baigné par les flambées du Picoulet, digne citoyen de la cité de Calvin.

Au lieu de ça rien. L’Histoire cette année ne se célèbre pas. Elle est en marche et si cortège il y a, c’est celui du monde entier, tous Genevouais pour l’occasion, courant aux remparts pour écraser l’ennemi. Un ennemi invisible, inodore, discret. Difficile à abattre avec une marmite sur le front. Difficile à reconnaître dans la foule qui l’héberge, le nourrit, arme ses mains et ses flancs, et lui permet d’entrer.

Elle est loin la leçon de l’escalade. Mais qu’il est doux le souvenir de l’an passé.

En pensée avec tous.

 

 

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Simona Brunel Ferrarelli

Simona Brunel Ferrarelli est une genevoise d’adoption d’origine italienne et de culture française. Son éducation humaniste la fait se sentir profondément citoyenne du monde et ouverte aux cultures européennes. Chroniqueuse, enseignante, écrivain, elle porte un regard fortement critique sur la société actuelle.

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