Cauchemar en salle dans un restaurant de Philippe Etchebest

«Cauchemar en cuisine», vous vous souvenez? L’émission de l’énergique Philippe Etchebest, le chef étoilé au regard sévère, qui met de l’ordre dans des bistrots en perdition. Et bien, de passage à Bordeaux avec des amis au printemps dernier, nous avons choisi de manger au Quatrième mur, l’un des restaurants de ce célèbre chef, installé dans le Grand Théâtre de la ville. Pourquoi n’en parler que maintenant? Parce que, même après des mois, ce repas me reste sur l’estomac. Le quatrième mur, on l’a pris de plein fouet.

D’abord, il faut arriver à temps: après ¼ d’heure, la réservation n’est plus garantie, précise le courriel de confirmation. On comprendrait, s’il n’y avait pas les 20 euros par convive versés en garantie. A 21h30 pile (il y a deux services, 19h ou 21h30) nous sommes donc entrés dans la magnifique salle toute en lustres et en colonnes. Que c’est beau! Sauf dans le seul coin triste du lieu, à l’angle de deux parois monochromes d’une neutre tristesse: «Voici votre table». Pas de chance. Pour ceux qui ne font pas face à la salle, le nom du restaurant prend immédiatement tout son sens. Ici, pas de lustres Napoléon III, mais des spots et, surtout deux néons à la lumière blafarde, genre sortie de secours. Tant pis pour les photos sur instagram. Mais heureusement, nous ne sommes pas venus pour ça.

D’ailleurs voici la carte: deux entrées, deux plats, deux desserts et, en principe, une suggestion du jour à chaque étape. C’est alléchant. Mais ce jour-là, – quelle guigne, décidément! – il n’y a pas de troisième entrée. Il faut choisir entre un plat à base de fromage bleu et un autre de foie gras: deux produits qui ne font pas l’unanimité. Alors l’un d’entre nous s’est dit qu’il allait zapper l’entrée. Que nenni! Ici, c’est entrée-plat-dessert, on ne fait pas d’exception (et on ne sourit pas non plus pour vous le dire). La cuisine a bien fini par dénicher quelques asperges en option, mais l’ambiance avait commencé à tourner à l’aigre.

Passons aux plats principaux. La spécialité du jour a l’air alléchante! Malheureusement (simple malchance où vrai problème?) l’équipe de service a omis de préciser qu’il n’y en avait justement plus. Mais ce n’est pas tout.

Quand arrive le vin blanc, il est tiède. Ça peut se produire quand il fait 35 degrés dehors. Mais un quart d’heure plus tard, la deuxième bouteille (prévisible, quand on est huit convives) arrive elle-aussi trop chaude. Là, on se met à chercher la caméra cachée.

Si elle avait existé, cette caméra aurait ensuite capté le ras-le-bol sur les visages de ceux d’entre nous qui avaient opté pour le plat de viande, juste tiède: après le vin chaud, la viande froide. A ce stade, il vaudrait mieux payer et s’en aller. Mais il y a encore le dessert – très bon, comme le reste du repas, il faut le relever. Alors on l’avale en même temps que sa rancoeur pour en finir avec cette cascade de négligences et ce service stressé et sans âme, tout en se disant qu’une série «Cauchemar en salle» pourrait avoir un joli succès.

 

Les yeux plus grands que le ventre: quand un tournedos veut ta peau

Critique gastronomique: métier à haut risque

Critique gastronomique: le rêve! Oui, mais contrairement à ce que l’on peut penser, il n’est pas exempt de tout danger. Une fois, il a même failli me coûter la vie.
Un matin, j’ai reçu l’appel d’un chef qui se proposait de m’inviter à manger. Impossible, ai-je répondu. Si je ne paie pas mon addition, je perds ma crédibilité. J’aurais pu payer, me direz-vous. Mais ce chef travaillait dans une cuisine de collectivité et un article sur un self-service fermé au public n’aurait intéressé personne. C’était compter sans la ténacité du chef qui, en marge de ce self-service, avait lancé un restaurant privé pour des repas fins en petit comité. Là, il a titillé ma curiosité. Alors j’y suis allé.

J’ai traversé le hall rutilant du grand centre administratif, puis l’immense self-service, pour faire la connaissance d’un jeune cuisinier à l’œil malin et à la passion communicative. Il m’a fait tout visiter, puis il m’a installé dans un salon tout au bout d’un long couloir: bon appétit!

D’emblée, le repas fut un festin: dressages millimétrés, produits exquis. D’une entrée à l’autre, je me suis retrouvé devant une magnifique pièce de bœuf, d’espiègles légumes colorés et une saucière emplie d’un jus onctueux et équilibré. Où est le danger, vous demandez-vous? Là où je l’attendais le moins: dans ma plume.

En effet, quand je suis seul à table, j’écris ou je dessine toujours. Ce jour-là, je gribouillais le plan de la maison de mes rêves. Concentré, j’ai machinalement embouché un morceau de viande pour l’avaler sans mâcher. Mauvais plan: trop gros, le morceau s’est bloqué dans mon oesophage! Plus d’air! En quelque dixièmes de secondes, j’ai réalisé que j’étais seul au fond d’un interminable couloir et que j’allais sans doute mourir là, maintenant. Je me souviens même avoir pensé que cela me vaudrait peut-être – à titre postume – la manchette du Matin: «Il meurt par là où il a péché». Mais je ne voulais pas de ça!

Tel un zombie, j’ai donc longé le couloir, la vue de plus en plus trouble, pour arriver au haut des quelques marches qui descendaient vers les trois cents convives du self-service. Là, je suis tombé à genoux, tentant dans un dernier effort théâtral d’agiter une main pour me faire remarquer. Mais non, ils étaient tous occupés à manger, le nez dans leur plateau. Coup de théâtre, la porte coulissante de la cuisine s’est ouverte: plateau à la main, une serveuse en plein élan m’a vu, à terre, légèrement bleuté sans doute: «Ouhh, il est pas bien le monsieur! », s’est-elle écriée. Bon diagnostic! Alors elle a appelé le chef, qui, heureusement pour moi, connaissait la manoeuvre de Heimlich: une compression du buste en me soulevant brusquement. Et ça a marché!

Comme Blanche-neige a régurgité sa pomme, j’ai craché mon tournedos. Et je peux vous assurer que ce chef, je lui en serai redevable toute ma vie. D’ailleurs pour lui dire merci, je lui ai fait envoyer de l’Infini, un excellent vin rouge des Caves de Genève, au nom évocateur, qui en dit long sur ma gratitude…. et sur mes espoirs de longévité!

Doublement démasqué!

Tout le monde le sait, un critique gastronomique ne s’annonce jamais. Et pourtant, en vingt ans à la tête du GaultMillau en Suisse romande, je n’ai réservé qu’une seule fois sous un autre nom que le mien. C’était tout au début. Pourquoi ? Expérience faite, mieux vaut être transparent que démasqué…

C’était il y a une vingtaine d’années et ce soir-là j’avais décidé d’aller manger au Cerf, à Cossonay. Une table merveilleuse s’il en est, mais où l’excellent chef, Carlo Crisci, me connaissait déjà. Me croyant astucieux, j’ai donc réservé sous le nom de jeune fille de Carole, ma femme.

Mais, n’est pas 007 qui veut. Surtout dans le monde de la restauration romande, aussi impressionnant par l’envergure de sa qualité, que petit quand il s’agit de la circulation des informations. Et parmi celles-ci, il n’y a pas que mon nom! Mais je ne le savais pas encore.

Content de mon stratagème, j’ai donc fait une entrée que je voulais discrète dans ce magnifique Cerf qui arborait déjà ses 18 points. J’ai descendu les trois marches, me suis arrêté au pupitre et annoncé à la charmante demoiselle qui était là que j’avais «une réservation pour deux, au nom de Badoux».

La jeune femme s’est mise à chercher dans son registre quand, derrière le rideau de la garde-robe, une voix amusée a lancé : « Oui, tu vois, c’est Monsieur Schwander, mais aujourd’hui il a réservé sous Badoux ». A peine débarqué, j’étais déjà démasqué. Mais comment ?

En fait, à cette époque-là, le maître d’hôtel du Cerf s’appelait Mario et il me connaissait du wine bar du Beau-Rivage, à Ouchy (aujourd’hui remplacé par le BAR). Un vrai talent du service, vif et volubile, doté d’une mémoire d’éléphant. Et dans un recoin de cette mémoire, il y avait un enregistrement de ma voix, assez grave, apparemment, pour être identifiable.

Alors voilà, grâce à ce que j’imaginais être une ruse, j’étais doublement démasqué. Non seulement le subterfuge était découvert, mais il rendait évident le fait que je ne venais pas juste pour me faire plaisir: si le responsable du GaultMillau vient sous un nom d’emprunt, c’est bien qu’il a quelque chose à cacher. Raté, donc! Mais le repas, lui, fut une réussite, comme à chaque fois.

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Alarme guide: attention au chien!

Certains soirs, croyez-moi, les restaurants sont peuplés de figurants. Un oeil avisé peut les démasquer. Surtout quand “Milou” vient l’aider.

 

On le sait, en temps normal, quand les restaurants sont ouvert, l’arrivée d’un critique gastronomique peut générer quelques émois. Heureusement, les collaborateurs du GaultMillau sont anonymes. Ils ont même l’interdiction de se présenter. Il y en a juste un qui, après un peu plus de vingt ans, ne passe pas toujours inaperçu. C’est moi.

Oh, les restaurateurs vous le diront presque tous : « Les guides, c’est un mal nécessaire. Je ne m’en préoccupe pas plus que ça ». Jusqu’au jour où le téléphone sonne: c’est pour une réservation, au nom de Knut Schwander…

«Ça y est, c’est le GaultMillau qui débarque». De plus, c’est un mardi soir, il va faire moche et il n’y pas une seule autre réservation… ». C’est alors que certains chefs passent à l’action et déclenchent l’alarme guide.

Ainsi ce mardi soir pluvieux de février (non, pas cette année!), je me suis garé devant une auberge. Un peu perdue, cette auberge. Mais voici la lueur de deux phares qui approche dans la nuit noire striée de rais argentés. C’est un break. Arrivé à ma hauteur, il met son signofile et se gare à côté de moi. C’en était presque réconfortant.

Je suis donc sorti de ma voiture en même temps que les trois occupantes du break et tout le monde s’est dirigé en courant vers le perron du restaurant. Sauf l’une des trois dames, obligée de s’arrêter parce que la laisse de son petit chien – un « Milou » comme dans Tintin – s’est entortillée autour du manche de son parapluie.

Pendant qu’elle se bat contre les éléments, la porte du restaurant s’ouvre. Coincidence? C’est le patron en personne qui est à l’accueil ce soir-là: « Bonsoir mesdames, vous avez une réservation? ». C’est le moment que choisi la retardataire empêtrée dans la laisse pour détacher Milou… qui accourt et saute littéralement dans les bras du patron de l’auberge. Tiens… pourtant, le joyeux animal ne semblait pas mal éduqué.

Le fin mot de cette histoire, je l’ai appris par la suite en écoutant la conversation des trois dames attablées: en fait, ces “Mesdames” étaient respectivement la sœur, la belle-sœur et une amie du patron. Il les avait invitées pour que le restaurant ne soit pas vide le soir du passage du GaultMillau. Ca m’a touché. Parce que c’est un réflexe d’entrepreneur soucieux de donner la meilleure image possible de son restaurant.

Merci donc à ce restaurateur et merci à tant d’autres, dont le réflexe m’honore. Mais croyez-moi, les figurants ne passent jamais inaperçus. Je les repère au plus tard au moment de l’addition, que d’ailleurs on ne leur présente généralement pas. Et surtout, à bientôt 58 ans, je vous l’assure, les salles vides ne me font pas peur. Au contraire, n’est-ce pas une forme de luxe suprême d’avoir un restaurant pour soi tout seul?

 

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Etre critique culinaire au GaultMillau, c’est comment?

Le métier de critique gastronomique ne laisse personne indifférent. Tantôt il fait rêver, tantôt il éveille la crainte, il révolte… ou alors il fait rire (ainsi les générations de spectateurs de L’aile ou la cuisse où Louis de Funès incarne un rocambolesque critique du guide Duchemin). En tous les cas, dans les dîners, ce métier offre un sujet de conversation quasi inépuisable. Après vingt ans à la tête du GaultMillau en Suisse romande, je suis bien placé pour le savoir. Voici donc les trois questions qui me sont le plus souvent posées.

 

Question 1: comment devient-on critique culinaire?
Je suis tombé dans la marmite du Gault&Millau à 18 ans, lors du premier voyage que j’ai fait avec Carole, qui est devenue mon épouse: les châteaux de la Loire, avec le Guide Bleu dans une main et le GaultMillau dans l’autre. Inutile de préciser que c’est le deuxième qui m’a le plus intéressé. Puis j’ai continué à collectionner les bonnes tables tout en devenant journaliste. Pour Bilan, L’illustré et L’Hebdo, j’ai ensuite parcouru la Suisse romande à la recherche de bonnes tables. Quelques cours de dégustation, de cuisine et même de gastronomie moléculaire plus tard, je me suis retrouvé à la tête du GaultMillau en Suisse romande. Et je peux vous le dire, la Romandie est un paradis des gourmets!

 

Question 2: une visite par an dans chaque restaurant, est-ce assez?
Oui, au nom du contrat qui lie un prestataire de services à son client. Si les choses ne se passent pas comme le chef le souhaiterait – c’est humain, il y a des jours où tout va de travers! –, il doit le dire. Car, si le repas est facturé, le client repart déçu. Et quand ce client est un critique culinaire (qui paie son addition comme n’importe quel autre convive), il établira son jugement sur une prestation ratée. Souvent, une simple explication de la part du restaurateur l’aurait obligé à revenir un jour «normal». Car, rappelons-le, la vocation d’un guide, ce n’est pas de traquer l’erreur, mais de dénicher des talents.

 

Question 3: comment faites-vous pour ne pas grossir?
A coups de trois ou quatre grands menus au restaurant chaque semaine, il faut se surveiller, c’est certain. Mais les bons chefs concoctent des menus équilibrés. Je dois donc beaucoup plus me méfier de ma propre cuisine, parfois riche, de mon penchant pour les pâtisseries, le chocolat, les bons vins et un petit whisky devant la cheminée. Donc je cours deux fois par semaine et je marche tous les jours (6,5 km par jour, m’annonce mon iPhone).

Cela dit, pour le moment, covid oblige, pas de dîners (ou très peu), donc pas de questions. Enfin presque. Depuis le semi-confinement, je vois croître le nombre d’e-mails d’épicuriens me demandant: «Vous cherchez des collaborateurs?» Même si la réponse est négative, je les remercie sincèrement pour leur intérêt. Et je les comprends. Car à moi aussi, les restaurants me manquent!

 

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