Et soudain, tout peut renaître grâce à un interlocuteur qui écoute vraiment

Magnifique dialogue d’un répondant de Tél 143 – La Main Tendue avec la journaliste Francesca Sacco, notamment un appel qui l’a profondément bouleversé. Cet échange très émouvant est extrait de l’ouvrage La magie de l’écoute*

Le 10 septembre est la Journée mondiale de prévention du suicide

Francesca Sacco. Questce qui vous a amené à faire ce travail?

Jean-Philippe. – Pendant longtemps, sans connaître véritablement l’échec, j’étais régulièrement dans des situations de non-accomplissement. J’ai fini par me retrouver en très mauvaise posture, avec deux options: me laisser aller ou rebondir. Me suicider était quelque chose que j’envisageais parfois en allant me coucher le soir, mais je savais au fond de moi que je voulais rebondir. Un jour, j’ai eu la chance de rencontrer quelqu’un qui m’a amené à faire un travail sur moi-même. J’ai eu envie de devenir celui que j’étais vraiment. Puis, dans un stage de développement personnel, un formateur m’a donné des infos sur l’écoute active. Pourquoi est-ce que j’ai noté ces infos? Je ne sais pas. Mais dans les jours qui ont suivi, j’ai pris contact et, une année plus tard, je devenais bénévole. C’est un chemin qui n’a pas été facile…

FS. – Pourquoi?

JP. – Parce que c’est un travail qui demande une déconstruction plus ou moins importante selon les individus. Donc c’est une forme de douleur. Mais c’est aussi ce qui permet de se reconstruire. C’est long. Le processus de formation dure neuf mois. Et ensuite, ce n’est pas terminé. De loin pas. Mais je sentais que le fait d’aider les autres m’aiderait moi-même. En fait, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée en matière d’accomplissement personnel. Travailler ici n’est pas une obligation, mais je me sens obligé de donner de ma personne pour me sentir mieux. Aujourd’hui, je fais partie de la commission des formateurs et cette nouvelle position me pousse encore plus en dehors de ma zone de confort. Avec les stagiaires, la remise en question est quasi permanente.

FS. – Comment avez-vous senti que vous pourriez faire ce travail?

JP. – (Réfléchit longuement.) C’était une sorte de certitude. Pas une certitude de réussite, mais la certitude que j’y trouverais une place, ma place. Je croyais en ma volonté d’être là, voilà.

FS. – Une sorte de sentiment indiscutable d’être au bon endroit?

JP. – Oui, c’est bien résumé. (Réfléchit.) Vous pourriez répéter?

FS. – Une sorte de sentiment indiscutable d’être au bon endroit…

JP. –… au bon moment. Vous pouvez rajouter « au bon moment».

FS. – Quelles sont les qualités sur lesquelles vous pensiez pouvoir vous appuyer?

JP. – Ne sachant pas où j’allais, je pouvais difficilement prétendre quoi que ce soit; je pouvais juste mettre en avant ce que j’avais envie de devenir. J’ai eu la chance d’avoir de très bons formateurs, qui m’ont aidé à boucler le processus. Le fait que je me sois énormément investi a été l’un des facteurs clés de la réussite. J’ai combattu les résistances de mon ego pour me comporter en «bon petit soldat». C’est pour ça que je dis que le processus s’est un peu fait dans la douleur. J’ai tout accepté, tout appliqué avec soumission – même si je n’aime pas ce mot, parce qu’il est un peu péjoratif.

FS.–Vous diriez que vous aviez une posture apprenante?

JP. – Oui, tout à fait.

FS. – Donc, vous veniez pour apprendre?

JP. – Oui et non, parce que je n’avais pas vraiment conscience d’être en train d’apprendre. Sur le moment, je ne crois pas avoir réfléchi aussi loin. J’ai accepté de me remettre en question sans imaginer ce que ça impliquerait. Je ne savais pas ce que j’apprendrais. Et j’ai appris des choses que je n’aurais jamais soupçonnées.

FS. – Comme quoi?

JP. – Vous savez, certains appelants disent qu’ils n’arrivent même pas à se lever le matin… Quand vous découvrez cette réalité, c’est comme si deux mondes entraient en collision.

FS. – Vous avez découvert un autre monde?

JP. – Oui.

FS. – De loin, on pourrait penser que vous menez une double vie…

JP. – Oui, tout à fait. C’est une double vie, mais ça n’a rien de douloureux. Je ne pourrais pas vivre en permanence dans ce monde, mais je ne pourrais pas non plus y renoncer complètement. J’ai besoin de venir travailler ici. Cette double vie me convient parfaitement dans le sens où… je peux utiliser un mot cru?

FS. – Oui.

JP. – J’ai le sentiment que ça m’empêche de devenir con. L’écoute me nourrit. J’ai besoin de la nourriture que je reçois à travers les appelants, la formation continue et les échanges avec mes collègues. Il y a aussi la nourriture que je trouve en pratiquant l’introspection. Les appelants m’aident beaucoup à développer cette capacité à me nourrir moi-même.

FS. – C’est-à-dire?

JP. – Être confronté à des personnes qui, pour la plupart, sont beaucoup plus en souffrance que moi me permet de prendre conscience de ce que j’ai. On entend parfois parler dans les médias des gens qui ne vont pas bien, mais là, c’est du concret, je leur parle, je suis en interaction avec eux. Ils m’obligent à revoir mes idées préconçues, à développer mon empathie, à sortir de ma zone de confort. Et ça, c’est gratifiant. Quand je suis épuisé parce qu’il est trois heures du matin et que je sais que je vais devoir enchaîner avec une journée de boulot, je me dis: « Ouah, c’est incroyable ce que je fais! »

FS. – Parlez-moi des nuits.

JP. – On commence à minuit et on finit à huit heures du matin. J’arrive parfois en avance, aux alentours de vingt-deux heures trente, et j’essaie de dormir un peu avant de prendre mon service.

FS. – Est-ce que vos proches savent que vous travaillez ici?

JP. – Oui. Je le leur ai dit pour ne pas vivre dans les non-dits. Ce serait quand même paradoxal de tenter d’éviter les non-dits ici et de les accepter à l’extérieur!

FS. – Un appel qui vous a particulièrement marqué?

JP. – (Réfléchit.) Il y en a un qui remonte à une semaine. Statistiquement, le suicide concerne 1% des appels, donc c’est très rare. Jusque-là, je n’avais encore jamais parlé à quelqu’un qui me dit qu’il va mourir, là, tout de suite. Eh bien, c’est ce qui est arrivé. Un homme a téléphoné depuis un pont d’autoroute, il était prêt à sauter. Il appelait pour la première fois et il était un peu honteux de le faire. Il pleurait beaucoup. Mais ça s’est très bien terminé, puisqu’il n’est pas passé à l’acte. Il est rentré chez lui, il a pris une douche et est allé se coucher.

FS. – Comment vous le savez? Il vous a rappelé?

JP. – Non, il est resté en ligne. Il a quitté ce pont et il est monté dans sa voiture pour rentrer chez lui. En l’espace d’une heure, nous sommes arrivés, ensemble, à renverser la situation. J’en ai encore la chair de poule quand je vous en parle. Je veux dire, j’ai une boule dans la gorge. (Les larmes lui montent aux yeux.) Je suis désolé… (Observe un long silence.)

FS. – Qu’est-ce que vous lui avez dit?

JP. – Je ne sais pas si je peux résumer ça en quelques mots. (Observe un long silence.) C’est drôle, ça s’est bien terminé et pourtant je suis encore émotionné… C’était un échange incroyable. Je l’ai entendu, écouté. J’ai exprimé mon inquiétude pour lui, tout en étant très attentif à ce qu’il me disait. Il souffrait le martyre depuis sept mois, il était épuisé. D’ailleurs, il disait qu’il était au bout du rouleau. Ensuite, je me suis permis de lui poser des questions et je n’ai pas eu peur de le confronter à sa situation ni de le voir descendre encore plus profondément dans sa souffrance. À un moment donné, j’ai senti qu’il fallait tenter autre chose et je me suis livré un peu, en fait. Je lui ai demandé s’il était d’accord que je lui fasse part de quelque chose de personnel. Il a répondu oui et je lui ai raconté un épisode difficile de ma vie, en quelques mots, sans entrer dans les détails. Ça a déclenché quelque chose en lui. Il m’a dit: «Alors vous aussi, vous pouvez ressentir… ?» Et tout à coup, il s’est mis à me parler comme si j’avais été physiquement près de lui. Nous avons parlé de manière plus intime. J’ai senti qu’il commençait à entrevoir une autre issue. Il a cessé de pleurer, a respiré un grand coup et a soupiré: « C’est incroyable ce que tu me dis… »

FS. – Vous vous êtes tutoyés?

JP. – Oui, au bout d’une demi-heure.

FS. – Comment est-ce que vous vous sentiez?

JP. – (Réfléchit.) C’était un moment solennel. Pas dans le sens « grand discours». On aurait dit un aparté au milieu de cet échange un peu confus. Je me souviens que j’étais calme. Je n’ai pas eu besoin de chercher mes mots, j’ai parlé comme je le sentais, lentement. J’étais très authentique, vraiment très authentique… C’était solennel dans le sens que ça avait de l’importance – et ça, je suis sûr qu’il l’a ressenti. Il est passé du statut de la victime qui est en train de grelotter sur ce pont à celui de la personne qui s’apprête à accueillir une confidence. Mais nous n’étions pas dans un rôle inversé, hein. J’étais toujours «garant du cadre», comme on dit.

FS. – Est-ce que ce travail vous a changé?

JP. – Je dirais plutôt qu’il m’a transformé. Le verbe changer signifierait que je ne suis plus le même; or je suis toujours le même, mais avec quelque chose en plus. Je n’ai pas envie de renier mon passé, car c’est une partie de moi-même qui m’a mené là où je suis aujourd’hui. Je suis devenu plus serein, plus confiant. Moins sensible aux critiques comme aux compliments. Quand je surréagis, je suis capable de le reconnaître et de me reprendre. Mon ego me manipule encore, mais je sais que je peux le déjouer. Et si j’ai toujours des jugements, j’arrive à les stopper et je n’ai pas besoin de m’autoflageller en pensant « je suis nul » parce qu’un jugement m’a traversé l’esprit. En fait, je suis toujours dans le jugement, mais moins souvent et moins longtemps. Un autre truc que j’ai observé, c’est que je suis capable d’éprouver des émotions plus fortes, plus profondes. Par exemple, il m’arrive de pleurer en regardant un film. C’est quelque chose que je n’aurais pas pu faire il y a dix ou quinze ans. (Pause) En fait, je transfère dans ma vie privée des choses que j’apprends ici et vice versa. Mais je refuse d’être un répondant pour mes proches: pour eux, je reste Jean-Philippe.

FS. – Vous avez des rituels?

JP. – Non, du tout. Mais c’est intéressant, comme question. Parfois, je fais exprès de répondre depuis une autre pièce que le bureau d’écoute, pour éviter la routine. Je sais qu’il y a des collègues qui ont besoin de rituels ou de repères, mais moi, je me méfie des habitudes, de toutes les habitudes, y compris de celle qui consiste à répondre toujours depuis le même endroit. Et c’est drôle, parce que j’ai l’impression que ça change ma façon de répondre. Je ne réponds pas mieux, ni plus mal, mais différemment. Et c’est le but. J’ai envie de me maintenir dans un état d’attention permanente pour être aussi réactif et créatif que possible. Parce que vous ne savez jamais à quoi vous attendre quand vous commencez un service. Est-ce qu’il y aura dix, vingt ou quarante appels ? Des histoires dramatiques, surprenantes?

FS. – Donc, le fait de ne pas avoir de rituels devient un rituel pour éviter la routine…

JP. – C’est ça. Mon rituel est de ne pas avoir de rituels. (Sourit.) J’ai envie de rester complètement neuf, ouvert, et Dieu sait que c’est difficile ! En fait, je n’y arrive jamais…

FS. – Pourquoi?

JP. – Parce que c’est illusoire. J’ai quarante-cinq minutes de route à faire pour arriver ici. J’essaie d’utiliser ce laps de temps pour me mettre dans une bonne disposition d’esprit. C’est une forme de préparation mentale. Mais quarante-cinq minutes, ça reste court… Alors si, en plus, je devais exécuter des rituels, ce serait tout simplement impossible! Mais c’est une vraie question, ça : comment réussir à passer d’un monde à l’autre…

FS. – Vous faites quoi pour vous ressourcer?

JP. – Je profite des moments de partage avec l’équipe. Mais je crois à la nécessité d’une réponse globale. Au fond, ça relève de l’hygiène de vie. Donc, j’essaie de vivre d’une manière qui ne soit pas contradictoire avec ce que je fais ici. Je cherche à m’entourer de gens sereins, ouverts. Et là, je constate une chose étonnante, c’est que ce travail n’est pas seulement un enrichissement. Il comporte aussi un risque d’appauvrissement.

FS. – Comment ça?

JP. – Eh bien, il y a des gens que je ne vois plus… Je me suis rendu compte que nous n’avions plus les mêmes envies ou les mêmes intérêts. Il y a des soirées auxquelles je ne vais plus, parce que je sais d’avance que je ne me sentirai pas à l’aise. Parfois, je souffre de ne pas pouvoir parler davantage de ce que je vis ici sur le plan humain. C’est comme s’il y avait deux mondes qui ne se rencontraient pas…

FS. – Mais ici, vous êtes tous du même monde?

JP. – Oui, exactement. On est une cinquantaine et on sait qu’on peut se comprendre, parce qu’on parle le même langage. Bon, d’accord, il y a des fois où on n’y arrive pas… mais dans ce cas on le sait aussi et ce n’est pas un problème. On ne cherche pas nécessairement à se comprendre tout le temps.

FS. – Comment se déroule un appel?

JP. – Il n’y a pas d’appel type. Parfois, on entend juste une respiration et la personne raccroche aussitôt. On peut aussi avoir affaire à un habitué qui, à force d’appeler, ne sait même plus comment se présenter. Tous les cas de figure sont possibles. Moi, j’essaie de créer tout de suite de la confiance, parce que c’est seulement à partir de là qu’on peut faire un bout de chemin ensemble. Mais très souvent, le plus intéressant c’est ce qui se passe une fois que la personne a raccroché.

FS. – Comment vous le savez?

JP. – Eh bien, parce qu’il y a beaucoup d’habitués avec lesquels on est par définition amené à reparler, et qu’ils nous le disent. Et puis c’est assez normal de repenser à une conversation… et c’est souvent à ce moment-là que des choses peuvent se débloquer. (Pause) Si je résume, un appel c’est: accueillir, mettre en confiance, créer un lien et essayer de faire un petit bout de chemin ensemble.

* La magie de l’écoute. Entretiens avec des bénévoles de La Main Tendue et de S.O.S Amitié. Editions Georg, 2018, 224 pages. EAN13:9782825710852. Peut être commandé directement sur le site de l’éditeur : https://www.georg.ch/la-magie-de-l-ecoute

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Francesca Sacco a su, avec cet ouvrage, ouvrir une fenêtre sur le monde de l’écoute, pour mettre en mots un véritable bol d’air d’humanité, de bienveillance et d’attention portée à l’autre.

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Tél 143 – La Main Tendue offre une écoute anonyme et confidentielle à toute personne en difficulté émotionnelle.

Tél 143 est disponible 24h sur 24 et 7 jours sur 7 (la nuit est réservée pour les urgences)

Soutien par Tchat ou Mail sur www.143.ch/fr

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Catherine Bezençon

Un parcours atypique et souvent autodidacte, faits de propositions de postes « vas-y, c’est pour toi ! », a amené Catherine Bezençon, assistante de médecin de formation, d’un poste de responsable marketing dans une société de placement de personnel spécialisée dans la finance, à la direction de Tél 143 – La Main Tendue en 2004. Depuis lors, elle participe avec passion au devenir du poste vaudois.

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